Nous aurions pu reposer l’éternelle question de l’œuf ou la poule, ou, en termes de pédagogie :
« Qui de la théorie ou de l’outil influence l’autre ? »
Platon et Aristote en leur temps et bien d’autres après eux s’étant cassés les dents sur le paradoxe du gallinacé, il apparaît aujourd’hui que nous n’obtiendrons pas de réponse fiable avant que les poules en aient (des dents).
Nous avons donc reposé le problème en termes moins darwiniens. Peut-on s’appuyer sur les grandes théories pédagogiques pour construire les scenarii d’apprentissage multimodaux d’aujourd’hui et de de demain ? Skinner, Brunner, Piaget, Vygotski ont-ils leurs avatars 2.0 ?
Nous avons soumis ces questions à Christophe Jeunesse, enseignant/chercheur à l’Université Paris Ouest Nanterre lors d’un épisode des Learning Happy Hours.
1.
Le débat ressurgit…
Dans les années 40, Kurt Lewin, père de la psychologie sociale prétendait qu’ “il n’y rien de plus pratique qu’une bonne théorie”. En 2012, l’un de ses pairs, Anthony Greenwald, docteur en psychologie, lui répondait qu’“il n’y a rien de plus théorique qu’une bonne méthode”.
Au delà de la joute rhétorique, l’effet miroir d’une même problématique : peut-on concilier théorie, pratique et outils ? Et si oui, comment ?
La parole à Emile Durkheim qui a défini la pédagogie comme « une théorie pratique de l’éducation » ajoutant : « elle n’étudie pas scientifiquement les systèmes d’éducation, mais elle y réfléchit en vue de fournir à l’activité́ de l’éducateur des idées qui le dirigent.” Alors théorie, pratique, outil : quels rapports, quelles influences ?
A l’heure où les #MOOC déferlent sur la planète formation, où les #neurosciences viennent apporter leur pierre à l’édifice pédagogique, où les réseaux révolutionnent l’acte d’apprendre, le débat sur les courants de pensées, les théories pédagogiques et les méthodes revient en force avec des interrogations nombreuses sur les conceptions épistémologiques sous-jacentes.
Ainsi, par exemple, dans les MOOC, existe-t-il une catégorisation entre xMOOC (plus proches du cours magistral) et cMOOC (basés sur un modèle connectiviste – Rappelons que le connectivisme n’est pas une théorie mais un courant émergent) et des controverses entre les partisans de chacun des modèles. Le moment semble donc opportun pour revisiter avec Christophe Jeunesse quelques grandes théories pédagogiques qui ont structuré la réflexion sur le “comment enseigner” et le “comment apprendre”.
2.
De mémoire de pédagogue…
Bref rappel des grands courants de la pédagogie.
Skinner, Bruner, Piaget, Vygotski, Rogers… quelques-uns des grands psychologues inscrits au panthéon de la #pédagogie du XXe siècle. De l’élève « boîte vide » qu’il fallait remplir de connaissances à l’apprenant acteur de la construction de ses propres savoirs, les courants pédagogiques ont évolué au rythme de la transformation de la société, de nos modes de vie et donc des avancées technologiques qui ont sous-tendu ces mutations.
Sans s’attarder sur le courant transmissif, autrement dit le cours magistral, dont Jacques Prévert illustra les travers dans une célèbre Page d’écriture, trois principaux courants ont marqué la théorie pédagogique au XXe siècle :
- le #behaviorisme, basé sur un mode réactif, selon un processus « stimuli-réponse »;
- le #cognitivisme, basé sur un mode proactif, selon un processus visant à faire émerger la connaissance ;
- le #constructivisme et le socio-constructivisme, basés sur un mode interactif, selon un processus de construction et d’organisation de sa connaissance en coopération avec ses pairs.
La carte heuristique ci-dessous résume les principes, les apports et les limites de chaque courant :
3.
Dis moi quelle est ta pédagogie,
je te dirai qui tu es…
Skinner et le behaviorisme : des souris et des hommes
Disciple de Pavlov, Skinner va modifier le conditionnement classique mis en évidence par Pavlov pour définir un conditionnement opérant en expérimentant d’abord ses principes sur des souris. Le réflexe ne tient plus alors à une réaction de l’organisme mais à des facteurs extérieurs au sujet.
Les pensées et les motivations internes n’entraînent pas l’apprentissage d’un comportement. Or pour Skinner, enseigner revient à susciter chez l’élève une nouvelle forme de comportement. Seules les causes externes du comportement doivent être prises en compte. Associer une conséquence (une récompense ou une punition) à un comportement permet de générer un apprentissage.
Et c’est ainsi qu’apparaît le processus d’apprentissage linéaire « stimuli-réponse-renforcement (ou punition) », dans lequel chaque notion doit être maîtrisée avant de passer à la suivante, schématisé ici :
De la théorie à la pratique… Skinner va mettre au point une machine à apprendre, dont le fonctionnement reprend son principe de conditionnement et le concept de stimuli-réponse-renforcement. L’enseignement programmé est né.
En 6 minutes (en anglais), Skinner explique le principe de sa machine à apprendre et de l’enseignement programmé :
Bruner et le cognitivisme : « readiness for learning» ou le « time to market » à la sauce pédagogique ?
En réaction au behaviorisme, Jérôme Bruner, psychologue américain des années 60 et figure emblématique de la psychologie culturelle, place la signification au centre de la psychologie et s’interroge sur la façon dont l’individu acquiert la connaissance, l’interprète et l’intègre à ses connaissances antérieures au regard de sa culture et de ses expériences passées.
Pour Jérôme Bruner, l’apprentissage repose l’enchaînement suivant chez l’apprenant :
Je pose des hypothèses => Je teste mes hypothèses
=> Je révise et corrige mes hypothèses et ma stratégie de test => J’atteins le niveau conceptuel.
Il introduit les notions de :
- pédagogie en spirale : l’apprentissage est un processus continu, qui repose sur la révision de ce qui a déjà été appris et la complexification croissante des savoirs à acquérir ;
- « readiness for learning » ou maturité pour apprendre : inutile d’enseigner quelque chose à celui qui n’est pas prêt. Toutefois cette maturité peut être suscitée.
Enfin, la perception du contexte des apprentissages est également fondamentale et structurante pour l’apprenant.
Piaget, Vygotski et le (socio) constructivisme : l’apprenant au centre.
Toujours en réaction au behaviorisme, et chacun d’un côté du rideau de fer, Jean Piaget et Lev Vygotsky vont développer une théorie fondée sur la construction de la connaissance par l’apprenant lui-même et, pour Vygotski, par sa confrontation aux autres, créant ainsi un conflit cognitif potentiellement générateur d’un nouveau point de vue sur ses savoirs et donc de progression. De façon générale, pour Vygotski le développement de l’intelligence trouve son origine dans les relations interpersonnelles. Piaget reste plus individualiste dans son approche.
Autre apport fondamental de Vygotski, la zone proximale de développement (ZPD), schématisée ci-dessous par Christophe Jeunesse :
Leurs théories divergent donc sur un certain nombre de points. Le tableau ci-dessous, extrait d’un billet publié sur le blog « Pedagogeeks », résume les grandes différences entre la conception constructiviste de Piaget et Vygotski.
4.
Digital et pédagogie :
le double effet qui secoue
1964 : Isaac Asimov, célèbre auteur de science-fiction, visitait l’exposition universelle de New-York. Interrogé par le New-York Times, il livrait alors sa vision du monde en 2014.
« Les communications intégreront le son et l’image, vous verrez et entendrez la personne avec qui vous téléphonez. L’écran pourra être utilisé non seulement pour voir les personnes que vous appelez, mais aussi pour consulter des documents et des photographies, ainsi que lire des passages de livres. »
L’article du NY Times de 1964 ici : https://www.nytimes.com/books/97/03/23/lifetimes/asi-v-fair.html
Asimov avait vu juste. Les technologies de l’information et de la communication ont bouleversé le monde. Consulter des documents, de l’image ou de la vidéo sur son smartphone est aujourd’hui banal. Apprendre à distance, à tout moment, sur tout sujet, est une réalité. Quid de notre système cognitif à l’heure digitale ?
Internet a introduit deux évolutions majeures qui secouent les fonctions cognitives de l’apprenant :
- les moteurs de recherche, qui ont « externalisé » une partie de la mémoire humaine, en plaçant le savoir à portée de doigts,
- les réseaux qui relient les apprenants, favorisent les échanges, la co-construction des savoirs et savoir-faire, et génèrent, par confrontation des idées, un conflit cognitif à même de favoriser les apprentissages.
Notre système cognitif est fortement impacté par l’avènement et le développement du digital. L’individu connecté est un individu enrichi : la mémoire est partiellement déportée dans l’univers numérique. Notre cerveau en est-il pour autant plus paresseux ? Au contraire écrit Michel Serres dans son livre Petite Poucette : “Nous n’avons pas le cerveau vide, mais nous avons le cerveau libre”.
Les TIC : outils cognitifs ?
Dans leur ouvrage « Enseigner avec les nouvelles technologies » (PUQ, 2007), Depover, Karsenti et Komis distinguent :
- les outils à potentiel cognitif définis comme des environnements informatiques dont les caractéristiques les rendent propres à certains usages pédagogiques capables d’induire des effets cognitifs positifs,
- et les outils cognitifs proprement dits dont les effets cognitifs sont actualisés dans le cadre d’un contexte particulier et en fonction de certains usages.
Concrètement, la technologie est au départ un outil à potentiel cognitif. Ce n’est qu’utilisée dans un contexte particulier d’apprentissage qu’elle peut devenir un outil cognitif. Dans des contextes d’apprentissage différents et suivant l’usage pédagogique qui en est fait, un même outil à potentiel cognitif peut produire différents outils cognitifs.
Pour illustrer ce principe et avant d’aborder la question centrale de l’articulation entre théorie et outil, une vidéo de présentation des différentes modalités d’utilisation d’un tableau blanc interactif, avec, pour chacun, le courant pédagogique dominant :
5.
Les travaux des grands psychologues sont-ils à ranger au placard ?
#LMS, #MOOC, modules #e-Learning, outils de #simulation, mobile learning… Les grappes d’innovation diversifient les activités pédagogiques et les formats qui les sous-tendent. Il est possible d’identifier pour chacune les fondements des grandes théories pédagogiques du XXe siècle.
QCM, tutoriels, modules e-Learning dédiés à des apprentissages de type « Code de la route » sont à rapprocher des théories #behavioristes. Il s’agit en effet ici de donner des réponses adéquates et d’acquérir un comportement positif. L’introduction des nouvelles technologies dans ce contexte et cet usage permet une prise en compte de l’hétérogénéité des rythmes d’apprentissage. Le distanciel offre à l’apprenant une plus grande liberté en évacuant le jugement direct du formateur et se révèle plus efficace.
Les outils de simulation, les jeux entraînent une confrontation de l’apprenant au réel et créent potentiellement un conflit cognitif. Ces modalités puisent leur source théorique dans le #constructivisme. Après une phase de déstabilisation, l’apprenant va reconstruire son savoir sur ces bases nouvelles.
Pour s’appuyer sur les principes du #socio–constructivisme, les études de cas diffusés via les plateformes LMS, les échanges entre apprenants via les réseaux sociaux, les forums vont faire émerger de nouvelles représentations du savoir, la solution à des problématiques et donc générer de nouveaux apprentissages.
Le mot de la fin
Au final, Christophe Jeunesse conclut que :
fondamentalement, l’avènement du numérique ne révolutionne pas notre façon d’apprendre. Il amplifie certains phénomènes existants et nous invite à revisiter les théories et travaux des psychologues du XXe siècle pour mieux comprendre et prendre en compte les phénomènes d’apprentissage intégrant le numérique en formation d’adultes.