La scène se passe à Bercy. Dans l’une de ces directions toute puissantes où des têtes biens faites président aux destinées du pays et surtout de son économie. A un étage élevé de cet immeuble gris, nous y rencontrons, de manière informelle, un des patrons de l’institution, un haut fonctionnaire passé par Polytechnique. Question du journaliste : « que faites-vous pour la numérisation de l’économie ? Avez-vous lancé un programme ? Une initiative ? » Réponse du haut-fonctionnaire : « le numérique, c’est évidemment essentiel. Les entreprises doivent s’en saisir. Etc, etc. » Bref, un discours attendu, mille fois entendu et convenu mais ne montrant aucune réalisation concrète. L’interviewer reste sur sa faim et décide de pousser ses feux en demandant : « allez-vous créer un service ? Un secteur dédié ? Un programme ? ». Et le directeur de répondre à côté : « vous savez le numérique, c’est bien mais on perd aussi beaucoup avec ces technologies… Prenez le mail, c’est un outil chronophage. Avant, lorsqu’une personne de mon service voulait me proposer une idée, il devait faire une note, la présenter à son chef, qui la présentait à son propre chef et ainsi de suite jusqu’à moi… Cela permettait de ne garder que la crème de la crème des idées. Alors qu’aujourd’hui, avec le numérique, tout le monde peut m’envoyer un mail… Attention, je ne suis pas contre mais quand même… » Terminons la phrase pour lui : « mais quand même, c’était mieux avant… »
Cette anecdote sidérante montre bien la perturbation que créée par le numérique chez une grande partie de nos élites. Elles bouleversent le système d’organisation et de pensée dans et pour lequel ils ont été formés. Un système mis au point pour dérouler des stratégies et des politiques industrielles à grande échelle, pour déployer des grands plans étatiques de manière efficace mais qui s’avère un véritable boulet pour innover ou pivoter dans le monde digital. Ici, c’est le mail qui est perçu comme perturbateur mais finalement, c’est l’ensemble des outils, services et produits numériques qui leur font peur. Elles donnent tout à coup trop de pouvoir à n’importe qui pour faire n’importe quoi, dans leur esprit. La multitude, chère à Henri Verdier et Nicolas Colin, les effraie.
Les dirigeants d’entreprise aussi sont paumés Cette attitude, cette crainte n’est pas le propre du secteur public. On la retrouve aussi dans la sphère privée. Récemment, deux patrons m’assuraient doctement que l’usine de demain ne serait pas numérique… Argument : rattrapons déjà notre retard pour mettre à jour nos outils de production avant de nous digitaliser, affirmaient-ils sourire en coin. Eux non plus n’ont pas vraiment saisi l’enjeu et la puissance de la révolution digitale : elle permet de réaliser des « leapfrogs » comme disent les anglosaxons, des sauts technologiques pour se remettre dans le coup rapidement. C’est loin d’être facile mais c’est possible. A condition de ne pas s’appuyer sur ses vieux schémas, de repartir de la feuille blanche pour trouver le raccourci qui nous permettra de revenir rapidement dans la course. Un chemin qui ne peut pas se tracer tout seul mais avec ses équipes. Et tant pis si une partie d’entre elles vous inondent de mails…
Repéré depuis Lost in digital ! Ces élites qui ne comprennent (toujours) pas le numérique