Puiser dans ses propres ressources pour acquérir des connaissances : de la maïeutique socratique à l’enseignement universel de Jacotot, l’idée n’est pas nouvelle. Avec l’aide d’un « accoucheur » de savoir à la Socrate ou sous l’œil d’un « maître ignorant » à la Jacotot, à l’ère d’Internet, l’idée d’un apprenant actif dans la construction de ses connaissances prend une nouvelle dimension. Je publie puis tu commentes, il gazouille et nous « retwittons »… Du blog au tchat, du podcast à la vidéo, de Facebook à Instagram et de Wikipédia à Twitter, nous sommes tous des auteurs en puissance. Avec les outils du web 2.0 nous avons gagné la liberté de produire et partager de l’information, du contenu, de la connaissance. Alors la co-construction des savoirs au XXIe siècle : mythe ou réalité ?
Guidés par les réflexions de Didier Naud, diplômé du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques de Paris et Docteur d’état en épistémologie, lors d’un épisode des learning happy hours, nous vous proposons une mise en perspective de cette question plus actuelle que jamais
1.
KezaCO ?
Le XXIe siècle a vu fleurir les « co » : la conduite devient du COvoiturage, les lieux de COworking remplacent les bureaux, l’économie devient COllaborative, le travail se doit d’être COllaboratif, la COopération est mise en avant, le COllectif est de rigueur dans les entreprises, CO-création et CO-développement ont le vent en poupe et la CO-construction en éducation agite les débats.
Autant de termes enrichis d’un préfixe « CO » dont il n’est pas toujours aisé de mesurer la portée et la signification exacte. Pour commencer, décodons les « CO ».
Collaborer ou coopérer pour co-construire ?
Les notions de collaboration et de coopération sont souvent confondues. Le but final est commun ou partagé selon la démarche. Et les façons de procéder et le niveau d’autonomie des membres du groupe varient sensiblement entre coopération et collaboration.
Dans un rapport de 1997 « Apprentissage collaboratif à distance, téléconférence et télédiscussion », F. Henri et K. Lundgren-Cayrol caractérisent les différences méthodologiques entre les deux modes de travail participatif que sont la collaboration et la coopération. Dans les deux cas, l’objectif du groupe est commun et partagé. En revanche, les méthodes employées pour atteindre l’objectif divergent sensiblement en matière d’autonomie des participants et de niveau d’interdépendance des actions de chacun.
La coopération repose sur une répartition et une spécialisation des tâches entre les participants. Chacun réalise une partie de la tâche globale avant de mettre en commun chaque micro-tâche pour obtenir un résultat final complet.
La responsabilité est collective car l’action de chacun ne se suffit pas à elle-même pour atteindre l’objectif. Elle prend son sens dans la somme des contributions individuelles. Le travail coopératif est plus encadré et structuré que le travail collaboratif.
Dans une démarche de travail collaboratif en revanche, chaque participant réalise l’intégralité de la tâche en toute autonomie. Chaque membre du groupe réalise ainsi la même tâche que les autres. Il n’y pas de complémentarité dans l’action. Le groupe sert alors à nourrir les réflexions et les actions de chacun ; il est un levier de motivation. Le processus collaboratif induit ainsi, dans la force inspiratrice du groupe, une idée d’association.
La responsabilité est individuelle.
En matière d’apprentissage, les deux démarches ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Il est ainsi parfois efficace d’insérer des actions coopératives dans une démarche d’apprentissage collaboratif. Ce sont bien l’objectif, le niveau de maturité des apprenants et le contexte qui amènent à préférer l’une ou l’autre démarche ou à mixer les deux.
Résumé en image des différences pédagogique et organisationnelle des deux démarches (selon les principes développés par F. Henri et K. Lundgren-Cayrol) :
Entre collaboration et coopération, qu’en est-il de la co-construction des savoirs ?
La co-construction des savoirs n’est pas le fruit d’une collaboration au sens strict, mais plutôt d’un continuum entre collaborer « travailler ensemble » et coopérer « opérer avec ».
2.
CO-CONSTRUIRE LES SAVOIRS, MAIS COMMENT ?
Toutes les recherches récentes en sciences de l’éducation montrent l’importance de placer l’apprenant au centre de ses apprentissages. Plus que le savoir pour lui-même, c’est l’ « apprenance » ou « apprendre à apprendre » qui est déterminant dans la formation tout au long de la vie.
L’important dans une société où l’obsolescence des savoirs tend à s’accélérer est de pouvoir disposer des méthodes et d’un environnement social favorable à l’acquisition de nouvelles compétences. La co-construction des savoirs tend à créer ce climat d’échange et de confrontation propre à permettre à chacun de faire émerger la connaissance.
Le rôle du formateur n’est donc plus celui d’un sachant s’employant à remplir la tête supposée vide d’un apprenant. Il devient un guide, un régulateur du climat social du groupe et un facilitateur d’apprentissage.
Trois grandes conditions président à la co-construction des savoirs :
- l’agentivité ;
- l’empathie ;
- l’imprévu.
Le formateur est là pour favoriser ces trois attitudes qui président à la réussite de la co-construction des savoirs. Tour d’horizon de chacun de ces comportements…
3.
AGENTIVITÉ : L’INTENTION CRÉE L’ACTION
L’agentivité (Agency en anglais) est un concept primordial du socio-constructivisme. Largement développé par Albert Bandura, psychologue et père du socio-constructiviste, le terme signifie « être agent de ses propres actions ». Il s’agit donc pour l’apprenant de mettre de l’intention dans ses actions de formation en interaction avec son environnement. L’apprenant quitte alors son rôle passif de réceptacle d’informations pour se projeter dans une activité d’apprentissage volontaire, plus à même de porter ses fruits.
Procédant de l’agentivité, la co-construction des savoirs diffère de la simple collaboration dans laquelle le repli sur soi est un risque avéré. En effet, être agent de ses actions revient à être auteur d’une contribution qui nous est propre tout en sachant que la somme de toutes les actions du groupe (le résultat final donc) ne nous appartient pas complétement. Il existe une agentivité collective, dans laquelle l’apprenant proactif contribue à l’atteinte d’un but commun. La coordination de l’action du groupe devient donc une tâche à part entière, celle du formateur.
L’agentivité repose ainsi sur une capacité du formateur à motiver l’apprenant pour le rendre acteur de son apprentissage.
4.
EMPATHIE : POINTS DE VUE ET IMAGE DE L’AUTRE
La co-construction des savoirs nécessite également une hétérogénéité de points de vue, une confrontation d’opinions, de méthodes. De la confrontation d’idées, de pratiques (…) né un conflit socio-cognitif qui permet à chaque apprenant de faire évoluer ses représentations initiales et ses a priori. Le groupe aboutit ainsi à la production d’un savoir nouveau, enrichi de l’interaction de chacun des membres.
« De l’identique, on n’apprend rien : on se conforte dans ses certitudes, on s’admire comme Narcisse dans le miroir de l’autre, avant très vite, de basculer dans la rivalité mimétique des « frères ennemis ».
(Source : Philippe Meirieu Faire l’école, Faire la classe, ESF éditeur, 2015)
Toutefois, pour parvenir à l’émergence d’un conflit socio-cognitif positif et générateur d’apprentissages nouveaux, le formateur doit veiller à l’instauration d’un climat d’empathie et de bienveillance dans le groupe. Pour cela, il doit également prendre un soin particulier à la constitution des groupes d’apprenants.
5.
ACCUEILLIR L’IMPRÉVU OU L’AUDACE COMME MOTEUR D’APPRENTISSAGE
La capacité à admettre du candide et de l’intempestif dans les échanges du groupe constitue une troisième condition de succès dans une démarche de co-construction des savoirs.
Le formateur doit favoriser les échanges intenses entre apprenants pour tirer les bénéfices du conflit socio-cognitif dans la co-construction des savoirs du groupe. Dans le cas contraire, les apprenants risquent de camper sur un registre de consensus mou. Aucun savoir nouveau n’émergera au niveau individuel. A nouveau la constitution du groupe d’apprentissage doit être au cœur des préoccupations du formateur
6.
LE FORMATEUR, MÉDIATEUR DE LA CONSTRUCTION DES SAVOIRS
Nous l’avons vu, mettre l’apprenant au centre de ses apprentissages est indispensable. Mais si l’apprenant est au centre, où se place le formateur, quelle est sa posture, ses actions pédagogiques dans une démarche de co-construction des savoirs ?
Descendu de son estrade, le formateur qui souhaite favoriser la co-construction des savoirs se doit d’être au côté des apprenants. Il doit leur offrir un espace d’expression propre à acquérir un savoir nouveau. Ce savoir doit à la fois être porteur de sens pour chacun et partagé par tous.
Donner du sens au savoir
Apprendre c’est comprendre. Manipuler les concepts et les savoirs au travers d’exemples et de situations concrètes formalisées par le formateur puis présentées par les apprenants eux-mêmes permet de leur donner une dimension opérationnelle que le groupe ou le sous-groupe d’apprenants pourra s’approprier plus facilement.
Le formateur peut ainsi adopter une démarche participative, dans laquelle chaque membre du groupe est invité, au travers de jeux de rôle, de mises en situation d’exemples présentés par le formateur, à exprimer un point de vue, tenter de résoudre une problématique avec l’aide de ses pairs. Le formateur apporte les matériaux pédagogiques et la problématique. Il observe la progression du groupe et des débats. Il peut relancer la dynamique en questionnant le groupe pour le réorienter si les apprenants s’égarent.
Il peut introduire une pédagogie active dans laquelle ce sont les apprenants eux-mêmes au travers de leurs propres retours d’expérience, de simulations de situations vécues, d’autodiagnostic construisent les bases de la réflexion et cheminent vers la construction des concepts qu’ils doivent acquérir.
Vous avez dit dialogue cognitif ?
La confrontation des intuitions, des savoirs précédemment acquis par certains apprenants amène le groupe à cheminer vers une compréhension commune et partagée des savoirs.
C’est par le questionnement, par l’espace d’expression et d’argumentation libéré par le formateur que le groupe va co-construire le savoir. L’interaction entre pairs et la confrontation d’idées sont ici essentielles. Le formateur peut enrichir le débat par ses réflexions à haute voix, par la reformulation des idées exprimées par les apprenants pour rendre plus concrets les concepts émergents de la réflexion du groupe.
Il s’agit bien de libérer la parole. Pour cela le formateur doit avoir au préalable mis en place, dans le groupe, un climat de confiance et de bienveillance propre à l’échange constructif.
Passer du concret à l’abstrait
Par la reformulation, par des temps de synthèse et l’aller-retour entre expérimentation et interprétation, le formateur va permettre aux apprenants de mettre en perspective les savoirs qu’ils ont construits par l’expérimentation, l’exemple ou le jeu de rôle. On peut ainsi passer vers l’abstraction et faciliter l’utilisation des savoirs acquis dans des situations diverses.
Cette capacité de prendre du recul face au savoir et à sa finalité est fondamentale pour que les apprenants aient conscience de leur progression et de leur acquisition de savoirs. On est au cœur de la méta-cognition. Chaque apprenant doit être conscient de ses apprentissages pour le transposer en situation opérationnelle. Le formateur joue un rôle central de conscientisation de l’apprentissage.
POUR FINIR : LA CO-CONSTRUCTION À L’ÈRE DIGITALE, ÇA DONNE QUOI ?
Longtemps, la formation à distance a été synonyme d’autoformation. Les critiques faites au e-Learning s’appuyaient sur l’isolement de l’apprenant. Un isolement bien en peine à favoriser le conflit socio-cognitif 2.0.
Comment faire émerger des savoirs nouveaux par la confrontation de points de vue, l’interaction entre apprenants, la réalisation de tâches interdépendantes, guidés par un formateur facilitateur en situation de formation à distance ?
Les réseaux sociaux en formation, la fluidité de la communication visuelle synchrone à distance (visioconférence, classes virtuelles…), le présentiel numérique font tomber petit à petit les griefs et les freins à la co-construction des savoirs à l’ère digitale.
Certes l’interaction entre apprenants n’est pas suffisante comme nous l’avons vu à créer un conflit socio-cognitif mais elle y participe.
Il reste donc à définir les bonnes pratiques en matière d’échange digital entre apprenant et le rôle du formateur/tuteur à distance : des sources Internet fiables citées par les apprenants ? Des commentaires étayés sur les posts ? Une modération sur les forums et une relance dynamique sur les sujets de la part du formateur ?